mardi 14 mars 2017

1. Padawan

C’est étrange, comme parfois, les discussions les plus anodines peuvent être celles qui se parent le plus de sens… C’était un soir de décembre. Elle frissonnait en sortant du cinéma, ses lèvres exhalant de longs panaches de vapeur aussitôt emportés par le vent glacial. Elle se serra contre moi alors que nous marchions dans les rues presque désertes, dans le clair-obscur des nuits parisiennes.
   ‘Alors, Jedi ou Sith ?’, me demanda-t-elle avec un brin de malice grelottante.
   Je le regardais un instant, amusé de cette question qui avait l’habitude de revenir sans cesse, par un quelconque caprice de l’existence (ou bien le fait de fréquenter certaines communautés clairement identifiées comme geeks). J’étais bien rôdé à l’exercice.
   ‘Sith.’, répliquai-je, ‘Absolument et irrémédiablement !’
   ‘Tout ça parce qu’ils ont des cookies !’, plaisanta-t-elle.
   ‘Hé, je m’offusque ! Pour moi, Sith et Côté Obscur, c’est vraiment pas la même chose. Et l’Univers Etendu me donne raison.’
   Elle secoua la tête.
   ‘La peur mène à la colère, la colère mène à la…’
   ‘De un, je n’ai peur de rien sauf des poupées. Et des reflets récalcitrants. Et des… Bref. Et puis je m’insurge sur cette over-simplification de la géopolitique starwarsienne.’
   Elle me fit une moue taquine, bien contente de me voir m’emporter. Car oui, il y a des sujets comme ça, sur lesquels la vérité doit éclater un jour, comme pour le Père Noël, et qu’il est nécessaire d’entériner.
   ‘Donc il y a la ForceTM, cette énergie qui drape toute la galaxie. Et des philosophies qui existent pour expliquer ce que c’est, et savoir comment l’utiliser. D’un côté, il y a les Jedi, qui répriment leurs émotions pour maîtriser cette énergie. Et les Siths qui militent pour les éprouver, car la nature-même de la ForceTM est liée aux sentiments.’
   ‘Jusque-là, je suis.’
Elle acquiesça légèrement en disant cela. Je savais qu’elle pouvait laisser vagabonder son esprit à tout moment, donc son attention était synonyme pour moi d’une invitation à continuer.
   ‘Prends les moines par exemple. Qu’ils soient bouddhistes ou cathos. Ils s’isolent du monde, vivent reclus pour échapper aux vicissitudes de l’existence, précisément pour ne pas éprouver, ou ressentir. Comme ça, ils se consacrent à Dieu, ou à l’Eveil, etc.’
   ‘Tu sais, c’était censé être un sujet léger. Pas un sujet de bac philo.’
   ‘C’est trop tard, jeune fille !’, dis-je en fronçant les sourcils, ce qui la faisait toujours rire. Elle leva les yeux au ciel. Mais je savais qu’elle aimait me voir m’enthousiasmer, et m’écouter déblatérer les inepties puisées dans tout ce qu’il y avait de plus geek en moi.
   ‘Allez, termine ta présentation !’, me fit-elle en roulant les yeux mais néanmoins avec un sourire.
   ‘Mais le problème, c’est qu’en faisant cela, ils ne vivent pas entièrement. En s’empêchant de ressentir, ils ne peuvent se rendre compte réellement de la beauté du monde, des sentiments, de l’émerveillement… toutes ces émotions qui colorent l’existence, la font vibrer. Et de ce fait, ils ne peuvent maîtriser complètement qui ils sont, car ils renient une part d’eux. Et boom, voilà, dès qu’il y a un souci, trip vers le Dark Side. CQFD.’
   Elle demeurait perplexe.
   ‘Donc tu dis qu’en refusant de ressentir, ils se dirigent inéluctablement vers le Côté Obscur ?’
   ‘Ils répriment tout. Et à un moment, ça explose. Et c’est moche.’
   ‘Mais personne ne parle de Sith gentil. Ils sont pas très beaux, en général.’
   ‘Propagande Jedi. Je parie que tous les gus qu’on a vus sont en fait des Jedi noirs. Précisément des Jedi qui sont passés du Côté Obscur. Les Sith, historiquement, c’est autre chose. Ce sont des gars qui célèbrent la vie, qui ressentent l’amour, la passion, l’enthousiasme, l’exaltation d’être vivant… Ils y vont à fond. Alors oui, ça peut être chaotique, mais c’est pour moi une bien meilleure manière de vivre. En tout cas sans le regret de ne pas avoir vécu.’
   ‘Et ils sont devenus quoi ?’
   ‘Un vaste complot Jedi. Ils pouvaient pas les blairer.’
   Elle éclata de rire avant de m’embrasser sur la joue.
   ‘T’es mignon.’
   J’avoue. Là, j’étais un peu vexé.
   ‘Mais c’est vrai ! Il y avait deux voies vers la ForceTM. D’un côté, la voie du renoncement : enfouir ses sentiments profondément, comme des moines, et d’ailleurs, l’accoutrement des Jedi en atteste… Ils renient leurs désirs, leurs rêves, leurs aspirations, et vivent dans la paix et la quiétude d’un monde qui ne les chamboule jamais. Qui n’est pas censé les chambouler, car tout est feutré dans leur démarche. Et je suis désolé, mais ça, c’est de l’immobilisme ! Sans éprouver, on stagne. C’est serein, mais on avance pas.’
   Je dus légèrement reprendre ma respiration, alors. Elle en profita pour me saisir le bras.
   ‘Et il y a la voie de l’acceptation de ses sentiments, de la recherche de l’exaltation. Quand on se sent empli d’un bonheur profond, quand on est ému aux larmes. Comme quand on regarde un beau paysage, et qu’on sent sa poitrine se gonfler. Quand on sent son coeur battre, et qu’on se dit qu’on est heureux de vivre… C’est là qu’on se transcende, qu’on se transforme, en laissant le monde et ce qu’on ressent agir sur nous et nous influencer. Il n’y a que comme ça qu’on grandit, en ressentant à fond… C’est quand on est le plus heureux qu’on donne le plus de bonheur aux autres, et ce sentiment puissant qui est en nous, c’est ça le bonheur, pas le confort de la tranquillité. Et pour moi, c’est ça la ForceTM. Un feu d’artifice !’
   Elle attendit que j’aie fini ma diatribe avant de me lancer un regard appuyé.
   ‘Donc Sith ?’
   ‘Donc Sith.’
   Elle se fendit d’un petit rire. D’un adorable rire qui me faisait toujours m’émouvoir…
   ‘Alors je veux bien être ta Padawan.’
   Je pris un léger temps de réflexion pour considérer cela.
   ‘Ok. Ce sera dur, je te préviens. Mais j’accepte.’
   Elle se blottit encore plus fort contre moi.
   ‘Cool. Mais tu sais, un jour, je vais devoir te tuer parce que c’est la règle chez les Sith.’
   C’était à moi de lever les yeux au ciel.

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